Quand on arrive à Bogota, avec la Sabana à trois mille mètres d’altitude, on est frappé par le contraste du va-et-vient bruyant des bus multicolores sur fond de Cordillère des Andes, mais quand on est à Carthagène, au sud des Caraïbes et que l’on sait que le lendemain on partira en expédition à La Sierra Nevada de Santa Marta, et son sommet à 5 700 mètres, on ne trouve plus le sommeil.
Un 4X4, complètement informe et défoncé, débordant par ses vitres et ses portes d’un surpeuplement humain et animal, la charge dépassant tous les plus extravagants calculs, conduit au bout de la route. Après le trajet de Paris à Bogota, puis à Santa Marta et enfin après la route en 4X4, arrive le moment de négocier l’achat de trois mules, une pour acheminer la nourriture, les poissons et la viande séchés, les couvertures, les cadeaux , les chocolats sans sucre pour les enfants, et les deux autres pour transporter le matériel photographique, trépieds, caméras, lentilles, fonds en tissu (que j’avais été acheter au Marché Saint-Pierre à Montmartre) et tout cela en double, pour ne pas avoir à refaire les deux jours aller et les deux jours retour, en cas de perte ou de panne.
Mon assistant, mon guide, le propriétaire des mules et moi avons essayé d’occulter avec énergie le fait d’avoir à traverser des régions infestées par la plus dangereuse et la plus violente des guérillas de Colombie, territoires truffés de paramilitaires extrémistes. Je ne peux imaginer qu’après avoir préparé avec tant de passion la réalisation de cette œuvre photographique si capitale pour moi, je devrais y renoncer pour des causes perdues. La seule chose qui m’intéresse est de commencer enfin mon travail avec les êtres que je considère parmi les plus merveilleux de cette terre : les Kogui !
Les Kogui ont la philosophie la plus naturelle et originale de la terre. Ils communiquent par télépathie et, sans avoir ni radio ni télévision, ils savent tout ce qui se passe sur la planète. Ils vivent dans un monde en avance sur notre civilisation, là où règnent une paix et une harmonie dignes d’être préservées à jamais.
Depuis toujours, je suis surpris par ce peuple si extraordinaire qui parvient à vivre dans une montagne isolée, née sur le rivage des eaux chaudes et multicolores d’une des plus belles plages du monde. Les Kogui sont toujours vêtus de blanc, respectant la nature, soignant leur esprit avant de chercher à guérir leur corps. Illuminant leur cœur avec le cosmos en une parfaite concordance, travaillant à la recherche d’une immense délectation intérieure.
Cette incroyable montagne insulaire, la plus grande du monde, surplombe le paysage, magnifique, habillée du blanc des neiges éternelles.
Je connais leurs problèmes avec les usurpateurs des terres et les assassins qui les déciment. Tant d’injustice m’attriste profondément.
Nous marchons beaucoup, ne nous arrêtant que pour dormir dans des cabanes, couchés dans des hamacs et, pour déguster le « sancocho de gallina », ce savoureux pot- au -feu de poulets gavés de succulents vers grassouillets sortant d’une terre quasi intacte.
Parvenu au pied de la « Cité perdue », arrivé à un sommet, j’ai aussitôt la révélation de ce que signifie pour nous Occidentaux la représentation du Paradis Terrestre, je suis devant la plus magnifique illustration de l’Eden dont parle les livres sacrés: un homme et une femme Kogui se lavent mutuellement dans les eaux d’une rivière cristalline, entourés d’une nature d’un vert intense, dans un climat de rêve. J’en reste interdit, et depuis, cette scène est devenue une impression photographique cérébrale à jamais gravée en moi. En essayant d’être le moins ridicule possible, je les salue et je plonge dans ces eaux de source venant de la montagne et que je peux boire, eaux immaculées mais surtout débordantes de la douceur d’une nature infinie. De la beauté du monde. Du ciel le plus pur, surplombant une terre dans son état originel.
Je suis resté immergé, submergé, désirant presque me noyer dans cette eau divine. Notre caravane s’est installée un peu plus loin dans le campement et j’ai pu changer mon pantalon blanc et ma chemise blanche pour d’autres, mais en conservant cette couleur blanche qu’ils avaient adoptée. Des photos des Kogui au téléobjectif de reportage avaient déjà été faites, mais c’est la première fois qu’ils vont poser pour un photographe et je me demande comment m’y prendre pour qu’ils posent dans un « studio » super sophistiqué, immatriculé à Paris, de plus, je n’ignore pas que la photographie est considérée comme une sorcellerie, destinée à parachever le plus grand génocide de tous les temps. L’extermination de tous les Indiens des trois Amériques…
Je fais une prière et je m’arme de mon sourire le plus radieux, je remplis mon cœur et, sans parler la même langue je communique avec le chef de la tribu. Je lui explique avec des gestes mais surtout en essayant de lui faire comprendre mon état d’esprit et mon dessein : mes photographies seraient exposées dans le but de sauver les Kogui, les faire respecter et de leur permettre de continuer à vivre sur leurs terres avec leur bel héritage sur l’amour.
Il reste à me regarder pendant un temps qui me paraît interminable.
- « Demain à cinq heures du matin » me dit-il dans la même langue.
- « S’il vous plaît un peu plus tard » et j’ajoute « J’ai besoin de soleil. »
- « À cinq heures le soleil se lève. Ça ou rien. »
- « Merci mama (chef spirituel). À cinq heures. »
Je leur laisse mes cadeaux de la ville pour leur montrer ma gratitude et je pars , tremblant d’émotion : je ne comprends pas comment deux êtres ne parlant pas la même langue parviennent à le faire par leur seul désir.
Je fête la moitié de mon succès avec une demi - bouteille d’aguardiente et je me suis endormi en rêvant que tout le monde pourra voir toutes ces richesses de notre terre.
Je me réveille à trois heures et nous installons le « studio », en pleine nuit dans le centre du village. Le mana arrive accompagné de sa femme et de merveilleux enfants, très en colère car on les a lavés, à cette heure matinale dans l’eau glacée du rio ; leur seule récompense, des chocolats apportés par un fou, achetés dans les aéroports internationaux qui fondent dans leurs bouches, vierges de cette saveur.
J’aurais aimé filmer ce moment pour graver à jamais ces regards. Ils commencent à poser comme s’ils en avaient l’habitude. Naturels. Les deux pieds bien ancrés au sol. Je n’ai jamais su si la façon avec laquelle ils tenaient leurs bras croisés sur la poitrine avait pour but d’être en harmonie avec l’univers ou de se protéger des moustiques affamés. Une séance unique pour partager quelque chose de magique. Je suis rempli de tout. Je peux faire poser les êtres les plus incroyables de la terre.
Dès lors je n’ai plus qu’un objectif : préserver les films, leur éviter toute dégradation, surtout contre mes ennemis, les douaniers des aéroports. La guerre pour réussir à faire passer les frontières à ces images, sans éveiller les soupçons sur ces trésors inestimables que je transporte.
Je tire profit du temps qui me reste pour mieux connaître l’environnement des Kogui. La simplicité de leur mode de vie contraste avec la luxuriance de leur environnement. En plus de celle apportée par la source, ils disposent d’une rivière plus importante, large d’environ cent mètres, aux eaux transparentes, descendant elle aussi de la montagne, calme comme les habitants de ses berges. Je peux ouvrir les yeux dans l’eau pour admirer les couleurs pastel d’un synchronisme esthétique parfait. Le soleil, traversant la masse épaisse des arbres gigantesques de cette région, devient brusquement pénombre avec la tombée de la nuit et des formes étranges prennent vie, esprits, spectres inquiétants qui m’angoissent finalement plus que les guérilleros.
Je profite du jour suivant pour capter d’autres images des Kogui se promenant en toute tranquillité, en improvisant un « studio ». Je descends la montagne jusqu’ à un parc. Le parc de Tairona. Désert en raison de la mauvaise réputation que lui apporte la guérilla, mais quelle joie de pouvoir jouir de la plus magnifique plage de sable blanc imaginable, bordée d’une mer qui répartit ses eaux en une gamme de couleurs allant du vert, en passant par le turquoise au bleu azur ! De plus, parce qu’elles ont la même température que l’air, on entre dans ces eaux sans pousser des cris d’orfraie ! Les poissons sautillent ventre à l’air, sans pudeur, et je me sens transporté au temps où les pirates et les conquistadors accostaient pour la première fois ces rivages. Un des parcs naturels les plus exotiques de la terre. Réunion de la plage et de la neige. Passé et présent. Lumière et couleurs. Beauté inaltérée mais pour combien de temps encore ?