À l’aéroport de New Delhi, nous sommes frappés par un panneau « Incredible India ».

Arrivés à Allahabad, à deux mille kilomètres de la capitale, on comprend la réalité de ces deux mots.

Tous les douze ans, suivant un cycle jupitérien, a lieu le Khumba Mela. Comme il y a quatre lieux sacrés, Nasik, Ujjain, Allahabad et Hardwar, il se produit en fait tous les trois ans alternativement dans ces quatre villes. Le plus grand rassemblement spirituel du monde.

À Allahabad, dix millions de fidèles, la population d’une mégapole en déplacement. Les pèlerins accourent des régions les plus éloignées du pays pour participer à cette purification, au bord du fleuve sacré, le Gange. Une pagaille indescriptible et inimaginable. Il faut le voir pour le croire. Les différentes minorités débarquent de tous les coins de l’Inde avec leurs particularismes physiques, religieux, dialectaux, de couleurs dans ce lieu de spiritualité.

Les …………oranges, les …jaunes, les………rouges et verts. Toutes les couleurs existantes sont là devant moi. Diversités culturelles aux traditions millénaires réunies dans un seul espace.

Je vois clairement la « roue » chromatique. J’avais raison.

Chaque peuple a besoin de s’approcher d’une couleur représentant sa vision de la terre, pour la respecter et l’aimer, cherchant, peut-être sans le savoir, une couleur de l’arc-en-ciel. La diversité est multicolore. Nous pouvons nous rendre compte des effets de la mondialisation : peu à peu, le noir devient le coloris unique des vêtements des habitants de la planète et  le jean, l’uniforme. Ceux qui veulent s’affranchir de ces normes sont remarqués et critiqués.

La poussière que soulève cette horde humaine me laisse stupéfait ; elle menace mon matériel, elle entre dans mes yeux, recouvre ma peau. Les fidèles se réunissent pour prier et adorer divers dieux.  Apparaissent à mon regard des temples dorés éphémères, des étals de poudres, d’onguents, de statuettes, sous des pancartes indiquant les différents points de ralliement des pèlerins.

Mon objectif est de photographier, ceux parmi les fidèles, que je considère comme les plus originaux : les Sadhou qui vivent nus.
Leur façon de concevoir la vie me fascine. Ne se préoccupant que du spirituel, si détachés du matériel qu’ils ne s’inquiètent même pas de leur nourriture du lendemain. Réflexions philosophiques sur le détachement des biens matériels qui se répandent de plus en plus en Occident.

Je dois leur faire comprendre que, pour moi, la photographie est une forme d’écriture avec de la lumière.

Photographie est composé de deux mots grecs: phôtos- lumière et graphos, -graphia, de graphein « écrire ».

Comme la « madeleine » de Proust, la photographie nous replonge dans le temps, c’est une sorte de « temps retrouvé ». Nostalgie du passé.

Cette faculté de voyager dans le temps effraie en général les populations que je rencontre, difficulté supplémentaire pour la réalisation de mon projet.

J’espère que les Sadhou vont m’autoriser à faire ces clichés ; j’ai transporté de Paris un fond gris clair et les cendres de la cheminée d’un de mes amis, cette matière avec laquelle ils couvrent leur peau. Hélas je n’arrive pas à les trouver. Je me contente des échantillons de couleurs que m’offrent les ….., les ….. . Lia, ma femme, de par sa subtilité féminine, est un atout majeur dans nos relations avec ces populations empreintes de spiritualité.

En revanche, je n’ai pu la convaincre d’accepter le thé, fait avec les eaux du Gange, offert par mes hôtes, qui viennent de poser pour moi. Quant à moi, je le déguste par amour ; malgré cela, je suis le seul à avoir échappé pendant ce voyage à l’inévitable gastro.…

Mes compagnons me regarderont, ahuris, quand je mange une banane flottant sur le fleuve que je viens d’aller chercher en me mouillant jusqu’aux genoux.

J’essaie de m’immerger dans leur mode de vie ; je respire la myrrhe, je me laisse bercer par ces chants transcendantaux et je bénis leurs dieux qui m’ont attiré ici. Pendant un instant je me sens « Indien ». Je ne suis pas loin d’entrer en transe, mais la réalité me ramène sur terre : où sont les Sadhou ? J’apprends qu’ils sont partis dans un autre endroit mystique avant de retourner dans les contrées où ils vivent en ermites.

Je décide de les suivre.

Cinq cents kilomètres plus loin, nous nous retrouvons dans une impensable concentration d’individus ; circulation démente : bicyclettes, piétons, vaches se partageant la chaussée dans une cacophonie de klaxons, de pétarades, de cris. Un désordre indescriptible ! Les castes se côtoyant avec parfois agressivité. Nous sommes voici à Bénarès, une des villes sacrées de l’Inde où les dévots hindous aspirent à être incinérés car ils croient que la sainteté de la ville les libérera de "samsara", le cycle répétitif de la vie et de la mort. Bûchers perpétuels chargés de rendre les cendres de mille cadavres au Gange. Temples aux couleurs vives que le brouillard rend pastel. Tombées du jour où le noir du ciel rougeoie du feu des multiples bûchers cependant que retentissent les chants religieux. Profusion des offrandes aux dieux, tandis que les palais désertés sont livrés aux singes, comme dans un film de Fellini.

Je pénètre dans le temple, le plus insolite, le plus extravagant que je connaisse, le célèbre Golden Temple, où il est interdit de filmer (ma profession est très mal vue dans ce lieu). Des espaces sont répartis pour la prière aux dieux, certains étant censés apporter le bien, d’autres de retirer le mal. Contre quelques roupies les fidèles me couvrent de fleurs, et me peignent avec de la cendre de couleur le front, les mains. Je sors du temple comme maquillé, des guirlandes autour du cou, les bras chargés d’amulettes supposées me protéger. Ce qui révélera efficace avec le temps.

A quatre heures du matin, nous sommes réveillés par des chants assourdissants et partons visiter cette ville surprenante. C’est alors, que, dans une cabane au bord de la rivière, j’aperçois les Sadhou.  Je m’approche d’eux et demande à leur parler à l’aide de mon langage gestuel international. Je leur explique pourquoi j’aimerais qu’ils fassent partie de l’œuvre que je suis en train de réaliser.

Ils acceptent sans hésiter et nous prenons rendez-vous pour le lendemain.

En m’éloignant, j’ai la chance de croiser d’autres Sadhou, qui, eux aussi, acquiescent à ma proposition, et j’organise sur le champ un planning de prise de vue de chacun suivant les « horaires » locaux.

De bonne heure le lendemain, ma femme et ma fille comme assistante, et moi, transportons une grosse partie du matériel. L’interprète me développe les principes de philosophie de ces dieux vivants pendant qu’ils posent avec dignité, sans honte de leur nudité, en partie dissimulée par leur longue barbe.

La foule qui se masse de plus en plus autour de nous avec un vacarme assourdissant commence à énerver les Sadhou. Nous concertant en silence, nous disparaissons en nous frayant un chemin dans la multitude, tandis que l’un des Sadhou ne me lâche pas de son regard dans lequel je discerne une lueur de complicité.

Nous décidons, brusquement, de partir au Cachemire en voiture. Nous sommes obligés de prendre un chauffeur. Pourquoi ? Il n’y a pas de panneaux de signalisation, les sens interdits ne sont pas non plus indiqués, la circulation est totalement anarchique ; la plus suicidaire au monde. Sur les bords de la route, des carcasses de voiture, tandis que la chaussée est empruntée par tout ce qui marche, roule, personnes, animaux, rochers, camions dont les chargements défient la loi de l’équilibre.

Le voyage est très long, et, une fois sur les lieux, j’ai du mal à photographier les femmes qui, pudiques, se cachent derrière leurs maris. En photographiant un homme, je lui explique que j’aimerais prendre un cliché de la belle tenue, si colorée, de sa femme. Ils viennent de se marier. Et je parviens à prendre les jeunes époux au bras l’un de l’autre, puis la femme seule.

Je fixe le Cachemire dans une seule photo.

Les autres habitants, habillés à la mode européenne, perdent de leur intérêt à mes yeux.

Me contentant des photos ce que j’ai réussi à prendre, je décide de faire le voyage à l’envers : Cachemire, Allahabad, New Delhi, jusqu’à mon petit appartement à Montmartre où m’attend la vie imposée par notre civilisation et où je peux analyser les résultats de mon travail.