Après avoir traversé la Cordillère des Andes, à travers ces pics escarpés dans le Sud –Ouest de la Colombie, je parviens au nord-ouest de la jungle amazonienne : Puerto Asis, ancien paradis quetchua. J’arrive trop tard, le dernier cacique (chef indigène) il y a longtemps que je l’ai vu, un vieillard avec autour du cou des bijoux et des plumes. Fier, regardant l’infini, assis au pied d’un arbre. C’est cette image qui m’a inspiré cette aventure et si je suis parti en Colombie, c’est avec l’idée, peut-être chimérique, de le revoir.

Les missionnaires capucins débarquèrent ici il y a un siècle et échangèrent la Bible contre des terres, construisirent une impressionnante église, mirent sous leur contrôle 70 000 individus et finalement exterminèrent les indigènes. Le dernier cacique était mort deux ans auparavant et, avec lui, la civilisation quetchua, anéantie à jamais. Règne, à mon grand désespoir, devant mes yeux, une population vêtue de l’uniforme international : jean-baskets.

Je n’avais aucun renseignement avant mon départ et je savais que j’allais peut-être devant un échec, mais je décidais de partir néanmoins. Malgré les avis contraires, une  possibilité s’offre à moi : descendre la rivière Putumayo, affluent de l’Amazone, un des plus grands cours d’eau traversant la forêt amazonienne, arrosant  et fertilisant des millions de km² de plaines. C’est là que j’espère rencontrer une civilisation dont la culture est appelée, elle aussi, à disparaître : les Guaya au nord du Pérou en pleine jungle.

Les couleurs de la jungle qui me sautent aux yeux sont le jaune et le vert, les coloris des oiseaux, des papillons et le rose des dauphins.

Je suis prévenu des risques que je prends d’investir dans un bateau pour descendre l’affluent pendant 400 km jusqu’au Pérou, mais cela ne me décourage pas.

Nous préparons un équipement pour dix jours, et finalement nous embarquons sur un petit hydroglisseur qui parcourt, comme une flèche, la rivière, m’emportant vers mon but si désiré.

Conscient du danger de la guérilla proche, je ne pars pas seul, je réunis une équipe de quatre personnes expérimentées. Nous naviguons, nous arrêtant de temps en temps, sans crainte, dans des zones de guérilleros qui respectent le commerce de la rivière. Cette partie de la Colombie est connue pour son insécurité et ses enlèvements, et il m’est totalement interdit de pénétrer à l’intérieur de cet « enfer vert ». Nous réussissons à traverser, sans qu’on nous remarque, avec tout le matériel photographique caché dans des sacs de jute et moi habillé en Colombien.

Aidé par le capitaine du bateau avec qui j’ai noué des liens fraternels, je parviens à interroger les guérilleros sur les Indiens. Andres, c’est le nom du pilote, s’entend avec tout le monde, quelles que soit sa nationalité, ses croyances, sa philosophie, dans cette région aux trois frontières naturelles : le Pérou, l’Équateur et la Colombie. Sans trop réfléchir je filme, discrètement avec ma caméra vidéo, les dangereux guérilleros ; je prends à ce moment-là un risque inutile et je me promets de ne plus recommencer. Mon objectif est de photographier certaines ethnies en voie d’extinction et non de filmer les mercenaires. Je suis conscient que ce n’est pas la façon la plus scientifique mais c’est la seule que je connaisse : transmettre la beauté en un cliché.

Nous partageons notre camp avec les moustiques, et nous attendons le lendemain pour nous infiltrer dans un bras du Putumayo, le rio Negro, auquel une multitude d’algues a donné une certaine étrangeté, peuplé de poissons gigantesques, miroir naturel où se reflète la jungle environnante.

Après quelques heures passées dans une navigation tortueuse, nous arrivons dans le dernier hameau des Indiens Guaya. La population est habillée avec des tee-shirts aux inscriptions, « Jésus t’aime », ou « vive le président C ». Je suis triste de constater que les missionnaires évangélistes se soient servi de Jésus pour annihiler cette magnifique civilisation qui vivait dans une symbiose totale avec la nature.

J’ai distribué, malgré ma tristesse, mes babioles dont j’avais abandonné l’emballage à des milliers de kilomètres de là, aux enfants rieurs, ravis de ce père Noël imprévu.

Un Indien s’approche et me dit : « je vous emmène », dans un mélange d’espagnol et de guaya. Sans attendre, il monte dans le bateau et n’en redescend plus. On trouve toujours des guides dans les endroits les plus retirés du globe, véritables anges gardiens, et qui vous pilotent dans ces contrées sans signalisation.

Nous sautons dans le bateau et suivons sa folie. Il est fasciné par la vitesse de notre embarcation, qui nous décoiffe allégrement. Il ne dit plus un mot. Nous nous enfonçons de plus en plus, avec force virages du capitaine, au cœur de la jungle. Tout à coup, je vois la figure d’un Indien d’un certain âge habillé toute en jaune dans une pirogue en bois. Nous nous approchons de lui et lui demandons s’il veut bien nous écouter. Sans répondre il me jette un étrange regard, que je n’arriverai à décrypter qu’après avoir vu l’agrandissement de sa photo. Il était complètement dépourvu de poils, sans sourcils, sans cils. Je lui propose, ce que personne n’a fait avant moi, de poser dans un « studio » improvisé au milieu de la jungle. Je lui donne rendez-vous pour le lendemain, à 9 heures, dans un petit village isolé. Malgré la faim des vrombissants moustiques, nous parvenons  à nous endormir, entre deux claques destinées à occire ces petits Dracula volants, entre deux allées et venues entre l’intérieur et l’extérieur, où nous tentons de trouver un peu de fraîcheur, mais vite chassés par ces adorables bestioles.

Cette insomnie est compensée par le magnifique spectacle de l’aube qui s’offre à nous sur les rives d’une nature exubérante ; la brume matinale, qui se dissipe, peu à peu, découvre l’immensité de la rivière, sous les clameurs de millions d’oiseaux et des singes, pendant que bébés géants, les dauphins roses sautent dans l’eau. C’est le réveil de cette somptueuse, mais fragile, jungle amazonienne.

A neuf heures, je me retrouve dans un hameau où les habitants vivent en harmonie avec la nature. Nous montons notre installation, illuminée par le soleil, et tamisée par mes secrets de photographe. Voici les images de ces êtres avenants qui nous offrent leurs portraits ; ils posent avec naturel ; ils restent à jamais gravés dans nos cœurs.