Mon projet était tellement avancé que je ne pouvais plus faire marche arrière. J’étais vraiment persuadé de la beauté de celui-ci.
Parler à cœur ouvert, sans tabou, librement. Courir à travers la montagne, le long des précipices. Vivre des moments seul avec soi-même. Se laisser porter par le courant de la rivière. Parfois, quand certaines portes se ferment, il ne faut pas chercher à les ouvrir. Décoder les signes que la vie nous envoie pour corriger nos erreurs. Affronter, sans frayeurs, notre destin.
Mais pas seul. Nous avons besoin d’un guide spirituel. Mon ange gardien se nomme Lauviah, toujours à mes côtés, il dégage ma route des embûches, et m’aide à convaincre mes interlocuteurs. Je suis conscient de la chance d’avoir des réponses à mes questions.
Le voyage qui me séduisait par sa richesse esthétique était en l’Éthiopie. J’ai convaincu mon banquier de l’importance de ce périple. J’ai commis l’erreur d’emmener avec moi des techniciens allergiques à un monde différent du leur. Ils n’ont pu supporter les odeurs fortes, ni la nourriture de la tribu des Hamar.
Je pénètre dans la région d’une ethnie encore authentique. Comme d’habitude je n’écoute pas les conseillers en prudence qui me chapitrent sur les dangers qu’une telle aventure représente, dans ce milieu en proie à une guerre permanente, en raison des règlements de compte pour des vols de bétail entre Kenyans et Éthiopiens. Il y a aussi les moustiques et les crocodiles, les morts récentes de touristes, et la terrible turista. Tout cela me laisse indifférent et ne me fait pas changer d’avis.
Hélas, il y a aussi la logistique que demande une telle expédition. On nous alloue un 4X4, dernier modèle, mais des années 80, et avec plusieurs tours au compteur…Je regarde avec scepticisme les « ficelles » qui retiennent les différentes partie du moteur, mais les guides me confirment avec des sourires qu’il n’y a pas de problèmes, et que nous pouvons nous passer facilement de la climatisation.
C’est un trajet de plus de quelques……….. milliers de kilomètres jusqu’au lac Turkana, à la frontière du Kenya, à travers des montagnes, savanes, lacs, sur des routes impraticables, accompagné des visages souriants des enfants qui suivent la voiture en criant, en dansant, en faisant des cabrioles. « Haila ! Haila ! » Lancent-ils à notre passage. Je comprends plus tard ce que cela signifie : bouteille vide. C’est le seul endroit au monde où nous n’avons pas de remords en jetant les bouteilles par la fenêtre : elles leur servent de récipient pour transporter l’eau. Nous leur offrons des cahiers et des crayons : conserver son identité culturelle ne signifie pas ne pas étudier. Grâce au savoir on peut, par exemple, faire valoir ses droits.
Après des haltes dans des hôtels moins cinq étoiles, nous voilà dans la vallée de l’Omo.
Dans cette étendue de………………vivent cinq tribus à l’aspect esthétique étonnant.
Sous un soleil implacable nous arrivons dans un environnement de femmes inhospitalières, et d’hommes vociférant. Nous connaissons l’hostilité de la tribu des Banna en Tsamay.
Nous nous perdons en vaines explications des bonnes intentions de notre projet. Longues et fatigantes discussions, suivies enfin d’un résultat : les jeunes filles semblent nous comprendre et ouvrent la séance.
Un homme et son enfant, en pleurs, au milieu des lumières, déclenchent les rires, ce qui calme la population. Je capte les expressions charmantes des familles. Les jeunes, les vieux, les animaux, chiens, singes, curieux s’approchent de plus en plus de nous, et attendent des récompenses de ces étrangers. Les femmes agressives montent de plus en plus le ton, la chaleur est insupportable malgré la toile blanche qui tente d’amoindrir les rayons de l’astre solaire.
La lumière du soleil éclipse mes flashes, et je n’arrive pas à contrôler le fond de ma toile. La foule incontrôlable renverse mes trépieds, bouscule mon matériel. Et je prends la décision rapide de partir le plus vite possible, entassant pêle-mêle le matériel dans les voitures. C’est alors que le cameraman, stupidement, offre une barre de chocolat, les gens s’accrochent aux portes, nous empêchent de nous en aller.
Enfin dégagés, je me demande, en pestant, si tout le voyage va se dérouler de cette façon.
Nous nous dirigeons vers où nous avons eu connaissance qu’un marché aurait lieu le lendemain, chaque tribu apportant ses récoltes, son cheptel.
Tôt le matin, je m’installe sur un monticule que j’ai repéré la veille. Mais cette fois je protège mon installation par des roches d’un côté et des cordes de l’autre. Le matin, parmi la multitude d’individus, j’aperçois une tribu habillée de vêtements traditionnels vraiment singuliers. Je parviens à les convaincre d’entrer dans mon espace délimité. Mais une partie refuse. Les corps athlétiques contrastent avec ceux des vieilles femmes, usés par les nombreuses maternités, corps revêtus de peaux, leur propre peau rehaussée des couleurs des pigments décoratifs. J’essaie de communiquer avec eux, mais le matériel photographique et surtout les flashes semblent les paralyser. J’ai conscience que je ne dois rater aucun cliché.
Contents de notre travail, nous nous endormons au milieu des petits cafards auxquels nous nous sommes habitués, comme faisant partie du décor.
Nous continuons notre voyage à travers la vallée à la rencontre des Hamar. Tribu calme, plus facile d’accès. Nous acceptons de la nourriture et des boissons étranges qu’ils nous offrent avec fierté. Nous partageons leur hospitalité, nous octroyant des siestes aux heures les plus chaudes. L’hôtel où nous séjournons, cela ne s’invente pas, se nomme « Turista hôtel » !
Les « toilettes » évoquent bien le nom de cet unique hôtel de la région.
Chaque village nous reçoit avec le même enthousiasme, avec ses femmes dont la beauté enrichit chaque jour mon polyptyque photographique.
Il me reste à rencontrer deux autres tribus, les Mursi, guerriers irréductibles qui mesurent deux mètres de haut, et les………., impressionnants avec leurs corps recouverts de dessins géométriques.
On se prépare à une approche difficile et on craint même qu’un accident survienne à un touriste car ces indigènes sont armés. Une fois au village, nous sommes confrontés avec des personnages vêtus d’une façon complètement extraterrestre. Ne levant pas les yeux, je ne m’aperçois pas du changement d’atmosphère qui est en train de se produire. Je parle avec le guide, qui parle au traducteur, qui parle au chef, qui parle à son peuple, qui, dans un grand moment de tension, lui répond : Non ! Non ! Non ! Je comprends que la communication n’est pas passée.
Mon guide essaie une fois de plus de les convaincre, montrant mes autorisations du gouvernement éthiopien et mes recommandations de l’UNESCO. Ce qui ne donne aucun résultat.
Je hasarde une dernière tentative en leur parlant calmement, en dessinant au sol, avec un grand sourire ; ils acceptent enfin que nous installions le « studio » près d’un immense baobab. Une fois le « studio » prêt, je choisis une à une les femmes. C’est alors que je saisis ce que je suis en train de réaliser : je photographie des êtres avec des looks qu’aucun auteur de science-fiction, ni le punk le plus dément n’arriverait à imaginer. Leurs lèvres sont agrandies par des plateaux en argile de trente centimètres. Après les avoir convaincus de poser, je parviens, même, à ôter à ces guerriers, leur kalachnikov, qu’il porte en bandoulière.
Je suis en pleine possession de mes moyens, et j’obtiens des lignes, des angles intéressants pour ma recherche.
Mais le ton monte entre les guides, nos gardes et la population : le cameraman marche, malencontreusement sur les pieds d’un guerrier de deux mètres, ce qui n’arrange rien. Il est temps de partir, me dis-je. Calmement, mais promptement, nous rangeons le matériel, pendant que Lia, ma femme, et l’ingénieur du son se réfugient dans la voiture. Je prends néanmoins le temps de faire mes adieux au chef de la tribu et de le remercier car il a permis que sa tribu pose pour le monde. Nous leur donnons ce que nous avons sur nous et dont ils ont envie, dont le collier de ma femme que je viens de lui offrir.
J’avais fait de belles images, mais je ne suis pas entièrement satisfait. Au bout de cinq cents kilomètres, je fais demi-tour et repars chez les Mursi, malgré le danger. Je sais que le summum de mon travail est là. Après un aller-retour de mille kilomètres, j’ai la chance de rencontrer une tribu beaucoup plus hospitalière, ouverte à mon propos, et de partager avec elle des moments de rire. Ils se sont livrés, expliquant leur culture, et j’ai compris leur folie, leur façon de voir le monde et de se faire respecter pour se protéger. Dans leurs regards, un certain désespoir car ils savent que seul un miracle pourra désormais les sauver.
Je suis retourné à Paris où mes photos déconcertèrent le public : « il faut agir pour conserver cette richesse » fut la réaction générale.
J’étais heureux d’avoir entrepris cette « mission » et j’ai remercié les personnes qui commençaient à deviner ce que j’étais en train de faire.