En novembre 2006, enfin, nous lançons le troisième calendrier pour Valeo que j’ai réalisé dans une autre région du désert. Pour cette création, nous construisons, dans une immense salle à Paris, un décor de Sahara. Dans une composition multicolore photographique, chaque modèle représente un mois de l’année. Le mois de décembre est le plus fabuleux  : une princesse des mille et une nuits, de l’équipe de Mario Lurachi, habillée dans un modèle  haute couture de Dupré Santabarbara, monte un cheval andalou. L’invité d’honneur est mon ami Luc Alphand qui a gagné, cette même année, le rallye Paris-Dakar. La soirée se termine tard, après un buffet gastronomique préparé par des grands chefs ; plats qui régalent nos palais d’un mélange de saveurs françaises et exotiques. Je passe une nuit blanche.

A six heures de matin, je dois partir pour un voyage éprouvant dans les montagnes Miao, une région reculée de la Chine, puis dans le triangle entre la Thaïlande et la Birmanie.

J’ai pris la décision de réaliser une exposition. Je dois, pour cela, en financer le montage, la publicité et la logistique, suivant la demande du Musée de l’Homme à Paris. Mais je suis attristé : dans le contrat, je dois céder les droits photographiques de toutes les photos exposées. Je n’hésite pas un seul instant à utiliser l’argent de mon travail, que me débloque mon généreux banquier, alors que mon compte n’est pas encore crédité. Je pars avec ma femme, Lia, vidéaste, à la recherche des couleurs, indigo, noire et blanche.

Je ne doute pas un seul instant que tout va bien se passer ; je suis animé d’une force singulière pour arriver à mon but.

Un peu anxieux, néanmoins, à l’idée d’acheminer cent cinquante kilos de matériel photographique et vidéo en raison de la réputation des douaniers chinois pas très arrangeants. Déguisés en banals touristes, lunettes de soleil, sourire béat, nous passons la frontière sans difficultés.

Arrivés à Canton, nous prenons un vol intérieur jusqu’à Guilin où nous attendent un guide typiquement chinois et sa « voiture » typiquement chinoise elle aussi. Nous voyageons pendant huit heures à travers des paysages de pics impressionnants, véritable décor de cinéma. Nous traversons des rivières, des forêts, des précipices, en montant de plus en plus haut dans la montagne. La fatigue, hélas, m’empêche de profiter pleinement de tous ces paysages, mes yeux se ferment. Ma tête ballote, et, de temps en temps, cogne contre la fenêtre, ce qui a pour résultat de me réveiller ; je constate alors avec effroi la façon kamikaze de conduire de mon chauffeur, surtout dans les tournants.

En face de la rivière Danian se trouve une petite maison en bois que nous choisissons comme base.

Nous partons à pied, et nous découvrons, plongées dans les nuages, les maisons sur pilotis où les familles Miao habitent à l’étage et les porcs au rez-de-chaussée qui leur servent de chauffage (récupérer chaque fraction d’énergie est la sage philosophie de nos hôtes).

Nous sommes reçus par une jeune femme, aux longs cheveux, dans sa tenue traditionnelle. Je lui explique, avec l’aide de l’ethnologue Françoise Fang, que je voudrais faire une série de photographies et les raisons de ce projet. Non seulement, elle et sa famille, savaient que deux fous arrivaient de Paris, mais de plus, ils avaient préparé un déjeuner, avec le malheureux canard que nous venions de croiser et qui, doté lui aussi de prémonition, protestait contre le sort qui l’attendait. Peu de temps après, il s’est retrouvé coupé en morceaux dans nos assiettes, hélas à moitié cru.

Puis, gentiment, les femmes me procurent et se mettent à coudre, pour mon fond monochromatique, les lais d’un tissu indigo, semblable à celui de leurs vêtements. Je ne sais comment les remercier de leur geste.

Pendant que je prépare le « studio » avec l’aide des porteurs, des assistants, mes amis chinois, la jeune fille parachève sa beauté, image d’une vierge pudique se préparant pour son mariage. Elle coiffe sa chevelure brune qui lui descend jusqu’aux pieds et l’attache avec l’objet dont elle est le plus fière, une couronne en argent.

Il y a deux points d’interrogation dans ma tête. Le premier : comment les avions arrivent à voler ; le deuxième : comment ces personnes qui n’ont jamais rencontré de photographes, posent de façon si naturelle.

J’installe mes lumières et son visage s’éclaire d’une note de couleur intense. L’indigo, couleur la plus élevée du spectre, provoque des effets lumineux, inimaginables, qu’on pourra voir plus tard sur les agrandissements.

Je traque dans mon viseur, en vieux renard, le moment où son visage va s’abandonner et que la vitesse de mes flashes ultra rapides me permet de capter.

Peu à peu elle s’habitue à mon travail et je réussis à faire poser sa mère malgré ses protestations coquettes et je l’emmène devant le fond éclairé. Le père, curieux, s’approche et se retrouve aussi dans mon champ. Je prends une photo de l’homme et de la femme se tenant par le bras, attitude inaccoutumée de leur part, devant un inconnu. Ils rient en voyant leurs images dans l’ordinateur et moi, je m’autorise un moment de joie intérieure, me récompensant d’avoir eu confiance en moi. Images à jamais gravées pour que mes enfants, les enfants de mes enfants, puissent voir cette époque de changements radicaux de l’Histoire des hommes.

Après l’aimable collaboration des porteurs transformés, suivant les circonstances, en assistants, en cuisiniers, guides de montagne, et surtout en compagnons d’aventure, nous changeons de villages chaque jour. Pour atteindre certains d’entre eux, il nous faut presque deux jours, en voiture, en bateau, à mule, pour finir à pied quand nos montures n’arrivent pas à passer. Les Yao ont une manière originale d’accueillir les voyageurs, ils les mettent à tremper, nus, dans une marmite géante emplie d’eau et d’herbes odoriférantes, chauffée par un feu de bois.  Inquiet, je regarde pour voir si des carottes ou des patates ne surnagent pas autour de moi, et si je ne vais pas finir comme plat principal de leur prochain repas. Mais cette anxiété disparaît très vite, pendant qu’une bienheureuse chaleur envahit mon corps et que mes yeux se réjouissent de la vue qui m’est offerte : les montagnes Miao noyées petit à petit dans un brouillard pastel.

Chacun pose sans protester avec un enjouement désintéressé, partageant le plus précieux de sa culture, en nous offrant ses propres images.

Les Dong nous reçoivent, alignés en file indienne, avec un chant de bienvenue, qui me bouleverse car je ne m’y attends pas. Les communications, dans ces régions retirées du globe, fonctionnent parfois mieux que les autres. Nous sommes pour eux l’attraction de l’année. Les enfants nous escortent jusqu’à un petit village niché dans les nuages près des cimes des montagnes.

Sur une petite esplanade de 15 mètres sur 15, nous nous retrouvons avec une centaine d’enfants et d’adolescents et nous entonnons des chants devant un public accroché aux terrasses surplombant la placette.

Ils se massent tellement près de moi que je dois leur faire comprendre qu’ils risquent d’endommager mon matériel. J’entends des rires mais aussi des moqueries. Un enfant plus intrépide que les autres fait fi des sarcasmes de ses camarades et pose fièrement pour moi. Ce sera une magnifique image.

Je me rends compte que je suis en train de vivre un moment inouï. J’espère pouvoir conserver tout cela dans ma mémoire, n’en étant pas persuadé, je décide d’écrire ce que je vis pour ne rien oublier de cette part de beauté. Combien de temps avant que l’encre s’efface ? Combien de temps avant que l’impression en couleurs disparaisse de ces photographies, seule façon que je connaisse d’arrêter le temps ? Vivre au présent est peut-être le secret de ces minorités, contrairement à nous qui nous projetons toujours dans un futur hypothétique.

J’aime traduire en photo, l’amour, la joie universelle. Faire partager ces instants si forts.

Nous rendons visite aux Miao, aux Yao et aux Dong , ils nous reçoivent tous avec enthousiasme et bonheur, j’ai l’impression que les villageois ont compris la démesure de mon projet et qu’ils veulent y participer.

Je quitte la Chine, rempli de couleurs, une fois de plus. L’indigo et le noir.

Nous arrivons à Bangkok, ville internationale. Sans commentaires. Nous décidons de louer une voiture, l’équipement routier de la Thaïlande nous le permet. Le but du voyage : une ethnie incroyable celle des Kayan, que l’on appelle péjorativement les « femmes- girafes »
Après une route sinueuse jusqu’à la frontière de Birmanie, j’aperçois ces femmes que leurs longs cous condamnent à se mouvoir avec délicatesse. La beauté unique de ces femmes est faite de mille détails esthétiques. La blancheur de leurs vêtements contraste avec les anneaux argent des colliers. Les adolescentes désirent être comme leurs mères et se préparent, dès leur plus jeune âge, à cet allongement de leurs cous. Je les vois étudier dans leur petite école d’une parfaite propreté.

Le gouvernement birman a fait subir à ces tribus un effroyable génocide, et celles-ci, dans l’espoir de faire perdurer leur culture, ont préféré l’exil à la frontière thaïlandaise. Elles y vivent dans des endroits clos, sans papiers, espérant un jour récupérer leurs terres et leur fierté. Là, subsistent les dernières survivantes des « femmes aux longs oreilles », et l’unique survivante des femmes « aux gros genoux ».

Je pars à la recherche d’un village loin des touristes, à qui, sans honte, elles offrent leurs chaleureux sourires dans l’espoir que l’un d’entre eux servira, une fois de retour chez lui, leur cause.

Nous nous mettons tous à installer, dans un endroit éloigné, un « studio », composé d’électronique, sous un soleil de plomb. Je dispose un drap blanc pour éviter les ombres impitoyables, et je braque mes lumières sur mes modèles qui n’ont rien à envier, en beauté, aux plus grands mannequins des magazines. Femmes magnifiques, élégantes.

L’une d’elles, malheureusement la plus vieille, me demande en mariage, me promettant de faire de moi l’homme le plus heureux de son village. Mais je choisis de rester avec ma belle épouse…

Je vois une fillette avec sa mère et je leur demande de poser ; j’apprends en même temps que la grand-mère est présente et j’ai le bonheur de graver l’image de trois générations bien décidées à ne pas laisser mourir leurs traditions. La photo la plus « fashion » de mon œuvre.

La situation géographique de la Thaïlande et sa luxuriante jungle dans le nord ont sauvé ces tribus fuyant leur pays. Nous rencontrons dans les montagnes des communautés venant de Chine, de Birmanie comme les Lahu, et des Miao hostiles ne conservant de leur costumes traditionnels que la partie inférieure, la partie supérieure étant vouée comme partout dans le monde, à la publicité des marques américaines.

Ne voulant pas m’arrêter là, je décide d’aller en Birmanie, à la recherche des derniers Padaung. Je sais que c’est interdit mais je prends le risque.  Nous traversons la rivière pour arriver à la frontière et nous nous retrouvons face à face avec l’armée. Devant les menaces nous comprenons rapidement les dangers que nous courons, et nous faisons demi-tour. Parfois il faut accepter la défaite.

J’ai recueilli la palette la plus éclatante des couleurs de mon existence. J’ai la preuve que la beauté existe dans une universalité avec ses particularismes.