Ce que je vois à chaque interruption de mon sommeil me surprend. Mais la grande surprise, c’était hier, après quinze heures de vol dévastatrices pour ma carcasse et quatre heures de route supplémentaires, mon arrivée dans une immense ferme paradisiaque. Après une douche bien méritée, nous suivons un petit sentier, côtoyant des gnous et des gazelles qui lèvent le nez surpris par mon odeur de savon. Nous nous approchons avec précaution pour ne pas les perturber, puis, assis dans des fauteuils en osier, dans un coin isolé, nous sommes renvoyés deux cents ans en arrière. Le temps s’est arrêté. Où est le mal du monde ? Ici les guerres, les enlèvements, les assassins, les pollueurs, les voleurs et les acheteurs de sexe ne semblent pas exister.
À onze mille kilomètres de Paris je ressens la paix. Jamais un douanier ne s’approche de moi sans un sourire, me demandant comment on dit « merci » en français ! Mes bagages chargés de matériel photographique de plusieurs milliers d’euros n’éveillent pas la moindre convoitise.
« À table ! » me crie mon guide au prénom shakespearien ; je lève la tête pour apercevoir le plat préparé au feu de bois et je me sens écrasé par les milliers d’étoiles que l’absence de lune me permet d’admirer. Malgré ma faim, décuplée par le vin, je ne parviens pas à me lever, cloué au sol par les petits points brillants, des milliards d’astres.
Me voyant à table, il vient vers moi avec un plat empli d’odeurs africaines, de ces épices qui vous mettent le feu au corps. Des saveurs et encore des saveurs se fondent dans ma bouche, gourmandises exotiques d’un des coins les plus ancestraux de la planète. Merci Cornelius. Je n’ai pas le temps de goûter au dessert car mes yeux se ferment d’un trop plein d’images. Je tombe dans un profond sommeil interrompu à l’aube par le piaillement des oiseaux. Cornelius achève de me réveiller avec une odeur de café. Je réalise qu’une journée chargée d’émotions m’attend mais je n’imagine pas l’intensité de celle que je vais vivre.
Quand nous arrivons au village j’ai peur de l’échec, me souvenant de mon aventure amazonienne. Je sais exactement comment faire, mais un drame a touché le village. Un enfant de trois ans est mort trois jours auparavant. Un feu se dresse au centre du campement, entouré des habitants des autres villages. Calme et foi. « Pas de panique ! » est ma devise. Nous repartons doucement avec le 4X4 ; c’est alors que je me dis « Pourquoi ne pas les distraire de leur chagrin avec mes folies ? ». Nous faisons demi-tour et nous commençons un rapprochement stratégique avec pour seul allié, l’amour. Nous garons la voiture à l’extérieur des clôtures de bois qui entourent le village. Une personne, puis deux, puis trois, tous enfin viennent à notre rencontre. Je leur offre du tabac noir et de la polenta, achetés la veille. Nous rentrons à l’intérieur du village, invités par le chef. Je lui serre la main, avec joie et enthousiasme et la tiens aussi longtemps que je peux pour sentir son énergie. Il y consent en souriant.
La première femme Himba que je rencontre me semble en dehors du reste de la scène.
Sa couleur réfléchit, grâce au soleil, l’esthétique de ses jupes et de ses seins lisses. Sa peau est maquillée des pieds à la tête avec un onguent à base de poudre d’ocre. Parée de bijoux. Elle ressemble plus à un de mes modèles parisiens qu’à une représentante d’une ethnie en danger. Ce qui retient le plus mon attention, c’est la suavité, la douceur de sa peau, comme de la soie, comme un pétale de fleur d’une couleur lunaire.
Je n’ai jamais pensé que la beauté d’une femme puisse prendre un aspect aussi singulier, que sa couleur, dont j’avais déjà connaissance, pourrait m’ensorceler à ce point. Comme autrefois, quand on se mariait avec une personne rencontrée uniquement sur une photographie ou un portrait.
Je ne peux m’empêcher de vouloir l’effleurer et, à mon plus grand étonnement, ce sont elles qui sont intriguées par ma peau et mon installation photographique. Elles me frôlent, caressent ma tête, mes mains. Je suis confondu par la sensualité de leur caresse et ma chemise en reste tâchée de rouge.
La séance de travail n’est pas prête, je dois préparer la toile de la même couleur, ocre, avec la même peinture pour garder l’authenticité ; y aura-t-il assez de ce colorant minéral pour mes 15m² de toile ? Je sais que cette matière leur est précieuse ; ils doivent, pour s’en procurer, marcher plusieurs jours avant d’arriver dans la seule carrière où ils la trouvent. Je commence à voir mes premières collaboratrices affairées à peindre centimètre par centimètre, pendant que d’autres extraient la merveilleuse poudre jusqu’au résultat final un fond de la même couleur que leur peau. L’activité attire tellement l’attention de tout le village que les plus anciens s’installent pour assister au spectacle gratuit qu’offre un photographe fou en train de reproduire, dans un des endroits les plus reculés de la terre, au milieu de rien, au milieu du bush namibien, un « studio high tech. » !
Quand le « décor » est prêt, je suis totalement ocre ; mes appareils et mes ordinateurs font aussi la connaissance avec les plus belles couleurs de l’arc-en-ciel. Je voudrais en rire mais je ne connais pas les effets de la poudre sur l’électronique. J’aimerais que mon matériel tienne le coup jusqu’à la fin de mon travail. Finalement tout marche parfaitement. Merci à Victor Hasselblad mais ceci est une autre aventure.
Mon palais est totalement desséché, ma petite réserve d’eau s’est renversée sur le sol. Ils posent calmement, avec une certaine timidité cachant une partie de leur nudité ; parfois une certaine euphorie gagne mon public enthousiaste. J’essaie de figer dans mon appareil la coquetterie naturelle des femmes, visages et sourires, expressions d’une beauté dont je sais être le témoin d’une extermination annoncée. La température grimpe et avoisine les quarante degrés, contrastant avec le froid de la nuit. Je ne peux plus parler à cause de la soif et j’ai de même des difficultés à sourire quand je vois un de mes modèles afficher une expression qui me plaît. Je les distrais de leur quotidien pour faire entrer leur fragile existence dans l’Histoire. Combien de temps me reste-t-il pour faire prendre conscience aux membres du gouvernement avec mon œuvre l’erreur fatale qu’ils sont en train de commettre ? Je termine ma séance au milieu des applaudissements et je range mon matériel, laissant derrière moi des sourires qui s’évanouissent. Je les quitte avec des baisers ocre. Je laisse aux plus anciens un espoir : le « photographe fou » pourra peut-être sensibiliser le cœur des bureaucrates inconscients.
Je sors de cette séance « empli » de l’univers. Je tremble d’émotion mais je n’oublie pas de remercier mes trois complices spirituels. À l’arrière de la voiture sont réunis trois ans de rêves, deux mois de préparation, deux jours de voyage et les six heures de ma séance la plus intense de l’année.
Quelle différence avec les photos que j’ai faites, quinze jours auparavant, dans le Sud tunisien, pour mon fidèle mécène, Valeo, grand constructeur de technologie automobile dans le monde ? J’avais eu alors des moyens extraordinaires pour les réaliser : dix-huit personnes dont deux bédouins du désert avec leurs chevaux, un cuisinier avec ses spécialités locales, du bon vin, deux jeeps, des guides et des chauffeurs expérimentés qui connaissaient la moindre dune. La tente berbère était si grande que toute l’équipe pouvait se tenir à l’intérieur en cas de vents de sable. En comparaison de mon travail avec les Himba celui-ci avait été exténuant. Mais la charge émotive qui se dégageait de ma dernière prise de vue où j’avais dû faire preuve d’une grande concentration me laissait épuisé.
Nous arrivons à Opowo, petit village où nous essayons de trouver de l’eau. J’ai compris que boire, quand on a la gorge desséchée, est douloureux ; enfin les gouttelettes décollent ma langue de mon palais. Nous ne sommes là depuis une demie heure quand on vient me dire qu’il y a une réunion exceptionnelle entre deux tribus, les Demba du sud de l’Angola et les Himba, du nord de la Namibie. Je m’équipe de cinq litres d’eau et je demande à Cornelius et à mon nouvel assistant ex-Himba d’attendre à un kilomètre de là pour ne pas attirer l’attention du rassemblement de ces trois cents personnes de couleurs différentes qui se fondent en une foule surexcitée. Je m’approche discrètement et me voilà au centre de deux ethnies parlant des langues étranges, communiquant dans un brouhaha, entre bouchées de nourriture et rires.
Je me retrouve sans mes marques. Intrigué je regarde ces peuples si différents de nous. Leurs coutumes, leurs vêtements, tout me désoriente. Je ne prends pas de photos pour ne pas compromettre mon travail final. Je me fais tout petit pour m’approcher d’un groupe de femmes et je leur demandent si elles acceptent de poser pour moi, en essayant d’expliquer la finalité de mon projet. Nous nous mettons d’accord et, je leur demande de venir dans une heure, temps dont j’ai besoin pour monter mon « studio ». C’est alors que les Himba et tout le public viennent m’entourer dans l’endroit où je me suis retiré. La moitié du groupe arrive, enthousiaste, pour participer à cette nouvelle attraction imprévue. En gardant mon calme, j’installe mes lumières, mes fonds, mes trépieds et les systèmes analogiques pour enregistrer avec perfection ces peaux et ces regards envoûtants. Pendant deux heures je lutte contre des corps qui tombent carrément sur moi. Mes assistants, dépassés, m’aident en vain à gérer ces débordements. Mais les spectateurs sont de plus en plus nombreux. Un assistant du pays tente d’éloigner les plus impertinents qui prennent d’assaut le « plateau ». La folie atteint le summum quand un vieil Himba, complètement ivre, pousse sa monture sur la foule. Heureusement, l’animal est intelligent ; il l’évite et s’écarte pour ne renverser personne, contrairement aux chevaux des policiers new-yorkais. Le public, contrairement à moi qui suis complètement affolé à l’idée qu’ils soient victimes d’un accident, n’y prête aucune attention, fasciné par le « show ». J’arrive enfin à oublier ce cavalier incontrôlable et reporte toute mon attention sur ma prise de vue. Je vais vivre alors un moment étrange, comme si la scène se dédoublait et je me vois me déplaçant au ralenti dans un silence total au milieu des clameurs. Je ne sais comment je réussis à régler mes lumières, faire poser les enfants, stabiliser les trépieds, changer les objectifs, remplacer les cartes des ordinateurs et ramasser celles tombées à terre, garder un sourire permanent, courir dans tous les sens, surveiller l’amateur d’alcools, choisir les personnages les plus intéressants, maintenir le calme, cadrer, et enfin appuyer sur le déclencheur de mon Hasselblad et graver à jamais ces images sur la pellicule, mais, surtout, dans le fond de mon cœur.
Merci à mes guides d’ici et d’en haut qui ont permis que « la montagne vienne à moi » et d’enregistrer dans une journée de travail les plus belles images de ma carrière de photographe. Mon bonheur est intense et, avec un sourire, je dis à Cornelius : « On part dans le désert, j’ai terminé mon travail avec les Himbas.»
ETOSHA
J’ai dormi toute la nuit dans un profond sommeil parcouru de rêves paisibles. Le lendemain, départ à l’aube pour le désert. Nous allons traverser un parc national de 23 000 hectares, le parc d’Etosha, où nous dormirons au milieu des lions, girafes, singes, gazelles, zèbres, rhinocéros, sous des couchers de soleil écarlates et bien entendu des colonies de moustiques bien décidés à nous gâcher ces moments.
Avant de quitter Opoho je me trouve face à face avec deux femmes, un enfant suspendu dans le dos. La beauté d’une des femmes me laisse stupéfait. Sa bouche dessinée à la perfection dans une ocre différente de celui de sa peau, ses cheveux ordonnés comme sous les proportions du nombre d’or, un regard pénétrant et curieux. Je lui explique ce que je fais. Elle pose avec ses vêtements de cuir monochromatiques, son petit, au doux visage ocre, accroché à elle. Ce sera ma plus belle photographie. Nos deux mains quand nous nous quittons restent collées dans un moment de tendresse et de compréhension, d’amour et de paix. Je parcours son passé et son présent, je la regarde étonné, ses yeux de la même couleur que sa peau et que les ongles de son enfant. C’est l’amour que je veux représenter et les aider, elle et sa famille; j’aimerais empêcher que le barrage hydro-électrique, construit pour des raisons économiques, sans se soucier de leur histoire, n’anéantisse son peuple. Civilisation à jamais ensevelie dans un lac artificiel. Ces familles auraient alors pour destin d’être déplacées dans de « charmantes » maisons aux portes des villes, où les femmes n’auraient plus comme solution de survie qu’à se vendre au commerce. En dix secondes passent entre nous des milliers d’images, complicité de nos yeux, au bord des larmes, nous transmettant sans paroles, l’essentiel. Je la regarde en m’éloignant avec la jeep et je sais que, des deux, c’est moi le privilégié car je pars avec elle et sa beauté à jamais immortalisée dans mon cœur, mes images, mes expositions.
Nous arrivons en retard à l’entrée du parc, pour la plus grande joie des félins. Heureusement nous pouvons parcourir les cinquante kilomètres restant pour dormir à l’abri de l’appétit des grands fauves. Le paysage qui se déroule devant mes yeux est de toute beauté. Je suis attiré par les girafes qui courent comme dans un ralenti cinématographique, par les rayures psychédéliques des zèbres dessinées à la mode hippie, par les cuisses des onyx que j’ai dégustées dans des recettes datant des colonies anglaises. Le paradis terrestre aux fleurs merveilleuses que l’on ne voudrait plus quitter.
Toutes les planètes n’ont pas eu la chance d’avoir la possibilité d’y voir naître la vie. La terre a eu cette fortune. Et cet endroit où je me trouve est un des résultats de ce miracle. Pourquoi les hommes s’acharnent-ils à vouloir détruire tout cela ? Pourquoi déverse-t-on vingt-quatre tonnes d’acide dans la mer tous les jours ? Quand allons-nous prendre conscience de nos actes ? Quand allons-nous respecter notre héritage ? Sommes –nous assez stupides pour ne pas nous rendre compte de la beauté du monde ? Pourquoi ne regardons-nous pas de temps en temps les étoiles pour voir cette perfection ? Nous sommes tous responsables, nous pouvons agir, nous devons respecter la vie sous toutes ses formes, des araignées aux requins en passant par les piranhas.
Quel bonheur de choisir le monde dans lequel nous aimerions vivre. Sentir, regarder.
J’ai la chance d’avoir eu l’opportunité de comprendre, que nous qui vivons dans des pays privilégiés, où pouvons choisir notre vie et notre façon de vivre.
Nous nous arrêtons au milieu de nulle part. Le désert tombe sur nous et la végétation se fait rare. Nous nous abritons du soleil écrasant sous le seul arbre encore existant. La chaleur dépasse les quarante-cinq degrés. C’est presque supportable, par contre, ce qui est l’est moins, c’est le concert ailé de centaines de mouches qui privilégient comme terrain de vol nos oreilles. Pourquoi ces enquiquineuses choisissent-elles de toujours s’ébattre près de nos tympans ? Pour se faire mieux entendre ? Ou parce que cela les amuse de nous voir nous donner des gifles en essayant de les chasser ?
Mon formidable guide prépare des fruits et des sandwiches pour la route. Malgré le soleil qui nous envoie une chaleur accablante, je réussis à lever la tête pour apprécier le spectacle lunaire qui s’étend autour de moi. Les célèbres dunes namibiennes, en raison du dérèglement climatique, sont vertes. Il a tellement plu que des fleurs, d’un vert pastel, sortent de terre, espèces disparues, enfouies dans la terre et le sable depuis des millénaires. Je décide de dormir au milieu d’elles, malgré le vent violent qui se lève remplissant de sable tous nos pores, pénétrant dans le moindre interstice des caméras et des ordinateurs. Nous marchons sur la crête des dunes, à la recherche de l’hématite qui donne l’ocre. Des insectes ont tracé sur le sol des chemins qui vont on ne sait où. Je déboule dans ces dunes en perpétuel mouvement, et je m’endors dans une bienheureuse fatigue.